J’ai grandi, seul, dans un pré bouleversé et pelleversé, un chantier sans pitié aux odeurs de mortier qui empilait des moitiés de quartiers non loin d’un nœud autoroutier. Je pouvais encore y retrouver le soleil de ces étés qui, fossoyeur des crimes de l’hiver, enterre les incertitudes du printemps jusqu’à ce qu’un panneau proclamant « Place de la République », au-dessus d’une fontaine édulcorée aux eaux chlorées, ne me donne la réplique dans un muet face-à-face. N’ayant que l’eau du caniveau, sinistre ruisseau, pour se mirer, mon armure de ramures n’est plus bercée que par le chant des grillons, encagés volontaires du métro. L’automne venu, quand s’étiolent les pétioles, impudique je m’effeuille et c’est sur un terreau de bitume qui fume que mes feuilles gisent à leur guise : point d’oraison pour les frondaisons.
Oui, même nu, je reste de bois bien que je sois devenu le pagne de verdure qui cache un réverbère érectile aux façades sans style, au béton hostile. Ceux qui serrent les lèvres et ceux qui claquent des dents, flâneurs en flanelle ou passants pressés, quoique profitant des prévenances de mon feuillage, me voient sans me regarder, sauf les chiens qui arrosent négligemment mes racines chaussées de grilles et les pochtrons qui s’appuient machinalement à mon tronc corseté de barres. Mon écorce écorchée, balafrée d’entailles qui me faillent, de fissures, de blessures, est scarifiée d’amours immortelles qui n’ont pas passé la saison, porte la cicatrice d’insultes qui ne m’étaient pas destinées. Résigné comme un résineux, assourdi de sons et assailli de coups de klaxons, élagué sans douceur, ébranché dans la douleur, je reste droit sans faillir, figé jusque dans mes branches, feuillée amarrée et ramée arrimée, cerné de moineaux fadasses, visité par des pigeons sans audace, oiseaux citadins, anonymes et anodins.
Avant d’être dur de la feuille ou de devenir aussi creux qu’eux, j’aimerais réentendre le crissement des criquets, sentir que la feuille d’un confrère, même un greffé griffé par les greffiers, me frôle : j’aimerais retrouver mes racines, quitter ce quartier abhorré pour un sentier arboré, aux bosquets embusqués, un bois dormant plein de gourmands, et trouver du repos dans des ténèbres funèbres, moi l’altier trop entier qu’on ensoleille dès que le crépuscule bascule et qui résiste au flot des fumées qui s’échappe par les pores de la cité, ces brouillards âcres qui déciment ma cime embrumée.
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