Mosaïque de poésies prosaïques & de proses poétiques

parfois sous forme d'aphorismes, de chansons et surtout de fables…

mardi 23 juin 2015

LE BŒUF PAS SI BEAUF

Petite fable affable

Passant tout le long de la fraîcheur des haies,
Pour rejoindre, au-delà des prairies de pierres,
Cette plaine herbue où ils paissent en paix,
Deux gros bœufs errent en pauvres hères,
Ne sachant où le long chemin de leur vie
Les mène, ni qu’étant peu de chose, ou guère
Plus, ils finiront rien, sans avoir l’envie,
Nés un triste soir pour mourir un bien sombre
Jour, de savoir pourquoi l’on vit et l’on meurt,…
Pour l’instant marchent pesamment leurs deux ombres,
Lentes, régulières, sans crainte ni peur,
Comme va l’heure à la montre, sans encombre.

Leur maître, plus tatillon qu’un tabellion,
Accoutré pour courir la contrée en fanges,
A du vétilleux dans son bel aiguillon.
Il aurait trahi la tradition, cet ange,
À faire autrement qu’agissaient les Anciens
Avec leurs bonnes bêtes. Seuls, les temps changent !
Ce taiseux, à faciès de batracien,
Avait le vocabulaire élémentaire,
Voire rudimentaire, de nos ruraux
Qui jouent très facilement de la lanlère
Quand, par malheur, on les contrarie de trop
Même autour de l’âtre noir de leur chaumière.

Il ne faisait pas bon bousculer cet homme
Droit en tout - sans ruse ni friponnerie -
Coiffé d’honneur et couvert de dettes. En somme,
Épigone des vieilles lunes dont on rit,
Et des neiges d’antan, notre forte tête
N’aimait pas qu’avec lui on tonde les œufs
Et répétait, faisant fort suer ses bêtes
« Eh, on fait ce qu’on peut : on n’est pas des bœufs ! »,
Qui, selon l’humeur de ce vieil imbécile,
Ou le mois, hersaient, labouraient ou charriaient
À n’en pouvoir mais, moins soumis que dociles,
Sans jamais se plaindre, traînailler, bailler…

Ce jour-là, nos beaux et bons bœufs s’embourbèrent. 
Sur le sentier serpentant jusqu’à leur pré,
Face aux bêtes que tançait jà son cerbère,
L’homme prit la mouche et leur cria après.
« On fait ce qu’on peut… osa l’un des pépères.
- Quoi que l’on soit des bœufs ! fait le plus dodu
En se tirant enfin, seul, de la fondrière.
Les grands de ce monde, qui se croient tout dû,
Sont moins odieux aux autres, avec leurs œillères,
Par le mal qu’ils leur font que par tout le bien 
Qu’ils ne leur font pas* ! Puis, jette, hors de l’ornière :
Pour ta gratitude et l’aide, merci bien ! »

* D’après Jean de La Bruyère (1645-1696), Caractères (1688)

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